mercredi 10 mars 2021

La laideur cachée des "les"

 


Quand on parle des êtres humains (*), l'usage de l'article défini pluriel devrait être banni du vocabulaire - à la seule exception du cas où on les englobe tous (**)(***).

Les Blancs, les Noirs, les hommes (au sens mâle), les femmes, les jeunes, les vieux, les pauvres, les riches, les Juifs, les Arabes, les médecins, les malades, les gros, les Français ... On peut multiplier les exemples, cela vaut pour tous. Ces "les"-là, qu'ils soient "nous" ou "eux", sont à l'origine, au cœur, à la conclusion, de toutes les guerres et de toutes les barbaries.

Lorsque je dis "les nègres", ce n'est pas le mot "nègre" qui est obscène : c'est le "les". On aura beau remplacer le mot "nègre" par tous les mots imaginables, si l'on garde le "les", l'obscénité demeure. Cette remarque vaut bien sûr pour toutes les catégories. Ce n'est pas en changeant les substantifs, ou les qualificatifs, qu'on réduira la quantité de malheur du monde (on risque au contraire de l'augmenter) : c'est en changeant leurs déterminants.

Le "les" ment, toujours. Le "les" nie les différences. Le "les" uniformise, le "les" enferme, le "les" embrigade, le "les" sépare, le "les" oppose, le "les" juge, le "les" exclut.

Le "les" est évidemment insupportable quand on l'utilise comme sujet du verbe "être". Il l'est tout autant quand on lui associe le verbe "penser". Passons sur le fait que c'est un oxymore, rien n'étant par définition plus incompatible avec le "les" que le fait de penser. L'essentiel est que, lorsqu'on dit, par exemple, "les Français pensent ceci ou cela", on interdit, on s'interdit, de comprendre que "Français" ne peut pas être un sujet pour l'acte de penser. On attribue de force une même "pensée" à tous les individus qui appartiennent, sans d'ailleurs l'avoir choisi, à la catégorie "Français" (le raisonnement vaut bien sûr pour n'importe quelle sous-catégorie). Ce faisant, on se trompe soi-même, et - surtout - on trompe ceux qui vous croient.

L'usage du "les" est une composante essentielle du vocabulaire guerrier : il est l'instrument de la mobilisation des uns contre les autres, des gentils contre les méchants, des "nous" contre les "eux". La guerre est le moment par excellence où l'individu doit n'être rien, et la collectivité (la "nation", la "patrie" ou quoi que ce soit du même tonneau criminel) doit être tout. Dire "les", c'est préparer la guerre, ou la faire.

Le "les" est l'essence même de la pensée totalitaire, celle qui nie l'individu concret au profit d'une collectivité abstraite qu'elle instrumentalise. Dès qu'on accole un "les" à un qualificatif, on renonce à voir des personnes, des individus singuliers dont aucun n'est identique à un autre : on réduit les gens à leur appartenance à une catégorie, on les assigne à résidence catégorielle ou identitaire, on gomme tout ce qui les rend uniques donc humains et vivants.

L'usage du "les" n'est pas seulement mensonger et malfaisant : il est aussi stupide (à moins, bien sûr, d'être intentionnellement mensonger et malfaisant). En utilisant le "les", on s'interdit de comprendre le monde réel, qui n'est fait que de singularités (****). Tout être humain partage avec d'autres êtres humains des caractéristiques communes, mais aucun n'est réductible à une catégorie. Chaque individu fait partie de "communautés" (*****) multiples et intriquées, mais aucun ne se définit exclusivement par ces appartenances, ni ne doit se voir réduit à elles. Chaque fois qu'on enferme une personne dans un "les" (ou même dans plusieurs "les", ce qui est un peu plus juste mais reste fondamentalement erroné), on l'ampute d'une part de son humanité, et on crée les conditions de la barbarie.

 

(*) Il n'y a que les humains dont je me préoccupe. Au "homo sum, et humani nihil a me alienum puto" de Térence, j'ajoute "homo sum, et hominem solum curo" (en espérant que mon latin de cuisine ne soit pas trop fautif). Les discours sur les choses, les végétaux, les animaux autres que l'homme (au sens de "homme et femme", ça va sans dire), m'indiffèrent pour tout ce qui ne touche pas à leur utilité pour l'homme.

(**) C'est bien sûr un peu simplificateur. Par exemple, dans la phrase "les gens qui traversent la rue sans regarder sont imprudents", l'usage du "les" est légitime, parce que 1) la formulation "les gens" ne vise ni n'exclut personne a priori, 2) la qualification d'imprudent est liée à un acte précis, le fait de traverser sans regarder, et 3) la qualification d'imprudent est un fait objectif et non une opinion. Je peux aussi dire, par exemple, "J'aime les gens qui doutent".

(***) Ce nécessaire bannissement concerne les cas où le "les" est utilisé au premier degré. Pour les degrés supérieurs, et pour l'humour en général, les auteurs sont en principe exemptés de peine. Sauf (exception à l'exception) s'il s'agit de propos destinés à des gens qui les prendront au premier degré. Autrement dit, aux cons. Tiens, j'ai écrit "les cons" : me serais-je autorisé une dérogation à la règle ? Que nenni : la tautologie reste permise, et quand on est con, on est con, ce quoi qu'on dise.

(****) Il est aussi vrai que, si l'on se contente de ne voir que des singularités sans chercher à comprendre comment et pourquoi ces singularités se constituent en communautés multiples et intriquées, on ne comprend rien non plus au monde réel.

 (*****) J'appelle "communauté" un ensemble de personnes réunies par le sentiment ou la conscience de partager entre elles une ou plusieurs caractéristiques communes qui les distinguent des autres personnes et qui sont importantes pour elles. Exemple de communauté : les supporters de l'OM. Exemple de l'usage imbécile (lorsqu'il est pris au premier degré, bien sûr) de l'article défini pluriel : "les supporters de l'OM sont des abrutis". Parce qu'en réalité, ce ne sont pas tous des abrutis.

dimanche 26 avril 2020

Chroniques de confinement, 11


Des faits, des croyances, et du "biais de confirmation"

Voir, croire

Quant il s'agit de croire, en particulier de croire à l'invraisemblable, on utilise couramment l'expression "Il faut le voir pour le croire". Comme si voir impliquait croire, comme si croire - ou ne pas croire - pouvait être une conséquence logique de voir.

L'expression fait référence, sans doute, à l'histoire racontée par l'évangéliste Jean à propos de Thomas, l'un des douze apôtres. Juste après la résurrection de Jésus, Thomas, qui avait manqué sa première réapparition, déclare à ses condisciples : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas [à sa résurrection] !". Quelques jours plus tard, Jésus apparaît à nouveau à tous ses disciples ("Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d'eux"), montre à Thomas ses mains blessées - et Thomas croit. Jésus conclut en reprochant à Thomas d'avoir douté : "Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu".

Saint Thomas pourrait être lu comme un modèle du doute méthodique, celui qui exige (ou qui prétend exiger) des preuves pour croire.

Ce n'est qu'une illusion.

Quand on lit l'évangile de Jean, on ne peut qu'être frappé par l'absolue irréalité de ces "rencontres" entre Jésus ressuscité et ses disciples. Ce n'est donc pas, comme le dit et le croit Jésus, parce que Thomas a vu qu'il a cru, mais au contraire parce qu'il croyait qu'il a vu - ou plus exactement qu'il a cru voir ce qu'il avait vu (ou ce qu'il avait cru, je ne sais plus) (*).

Des discours sur la crise 

La crise du Covid-19 donne ainsi l'occasion à chacun de conforter ses propres croyances.

  • Pour le climato-militant ? La crise est une des conséquences dramatiques du dérèglement climatique, et montre bien qu'il faut impérativement le combattre par tous les moyens. 
  • Pour le climato-sceptique ? La crise démontre que le risque majeur qui menace l'humanité n'est pas le réchauffement climatique, qui est un sujet secondaire. 
  • Pour l'anti-spéciste ? La crise illustre parfaitement l'interdépendance et la solidarité de fait entre les espèces. 
  • Pour le spéciste ? La crise montre que la priorité absolue de l'homme doit être de se défendre contre les autres espèces animales, qui sont pour lui essentiellement une menace. 
  • Pour le militant de la biodiversité ? La crise nous rappelle que la défense de la biodiversité est essentielle si l'on veut éviter que de telles crises ne se reproduisent et ne s'amplifient à l'avenir. 
  • Pour le bio-sceptique ? La crise est une illustration du fait qu'il n'y a aucun rapport entre la diminution de la biodiversité et l'accroissement des risques qui nous menacent. 
  • Pour l'anti-mondialiste ? La crise est une preuve de la dangerosité de la mondialisation, et de l'urgente nécessité de relocaliser la production et de limiter les flux trans-frontaliers de biens et de personnes. 
  • Pour le mondialiste ? La crise démontre la solidarité de fait entre tous les humains et la nécessité de faciliter les échanges de biens, de services, de connaissances, entre tous les pays. 
  • Pour le malthusien ? La crise montre que nous sommes trop nombreux sur terre, et que l'accroissement de la population ne peut qu'entraîner de nouvelles catastrophes encore plus dangereuses pour l'humanité. 
  • Pour l'anti-malthusien ? La crise démontre que le développement et la propagation des virus ne dépendent pas de la population mondiale, et que la régulation naturelle joue parfaitement son rôle. 
  • Pour le réactionnaire ? La crise montre que nous sommes allés trop loin dans le développement technique et scientifique, et qu'il est grand temps de revenir à nos valeurs anciennes qui ont démontré leur pertinence.

dimanche 19 avril 2020

Chroniques de confinement, 10


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 Mourir, la belle affaire
"Mourir, cela n'est rien / Mourir, la belle affaire !", 
chantait Jacques Brel (*).

L'épidémie de Covid-19, grâce aux dispositifs de défense remarquablement efficaces mis en place très rapidement par les autorités publiques de tous les pays, aura in fine fait probablement moins d'un demi-million de morts dans le monde. A peine une pichenette, comparée aux 60 millions annuels de morts d'humains sur notre planète. A titre de comparaison, les drogues (dont le tabac) provoquent chaque année la mort de 10 millions de personnes, et l'ensemble des maladies infectieuses celle de 17 millions ... Il n'y a guère que la guerre qui tue moins (quelques centaines de milliers par an).

Mais les statistiques sont évidemment sans valeur pour l'individu : aucune statistique n'a le pouvoir d'effacer la peur de la mort.

Du point de vue de l'intérêt général, c'est heureux. Il se peut que, si les hommes n'avaient pas, individuellement et collectivement, "inventé" la peur de la mort, ils auraient disparu de la surface de la terre en moins de temps qu'il ne leur en a fallu pour y apparaître (**).

Et pour en revenir à notre péripétie du Covid, c'est parce qu'ils ont peur de mourir que la plupart des gens acceptent les privations de liberté exorbitantes qu'on leur impose - privations grâce auxquelles, in fine, la mort de la plupart d'entre eux sera remise à plus tard.

La peur de la mort - la sienne et celle des autres - a donc incontestablement une utilité sociale (***).

Mais - je m'aventure ici dans un domaine qui n'est pas le mien - qu'en est-il d'un point de vue philosophique ?

Philosopher, c'est apprendre à mourir ? Billevesée !

On connaît la phrase de Montaigne, qui cite Cicéron citant Platon rapportant (dans le Phédon) l'enseignement de Socrate :
"Philosopher, c'est apprendre à mourir" 
(Cicéron dit "commentatio mortis", qu'on pourrait traduire littéralement par réflexion sur la mort ; Platon dit μελέτη θανάτου, meletê thanatou, entraînement à la mort).

Voilà bien une des plus grandes sottises philosophiques qu'on ait jamais entendues. Cette sottise est la conséquence logique de l'absurde invention socrato-platonicienne selon laquelle
"l’âme pense mieux ... quand elle n’est troublée ni par l’ouïe, ni par la vue, ni par la peine, ni par le plaisir, et qu’elle s’est le plus possible isolée en elle-même : dégagée du corps, et rompant dans la mesure du possible tout commerce et tout contact avec lui, elle aspire à l'être". 
Selon Platon,
"lorsque [l'âme] entreprend d’étudier une question avec l’aide du corps, elle est complètement abusée par lui". 
Le corps n'étant ainsi, pour lui, qu'un impedimentum de l'âme, la mort est simplement la libération de l'âme :
A la mort, "l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité". 
Ainsi le sage doit se préparer à la mort comme nous nous préparons à la sortie du confinement.

Il a fallu que s'écoule presque un siècle pour qu'enfin Epicure vînt remettre la philosophie sur ses pieds, selon la formule utilisée plus tard par Marx à propos de Hegel.

La mort n'existe pas

samedi 18 avril 2020

Chroniques de confinement, 9


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Du mouchoir au masque

J'ai dit ici ma préférence pour le mouchoir en tissu vis-à-vis de celui en papier. L'un de ses avantages, notais-je, est qu'il peut être utilisé comme masque pour se protéger des microbes en général et du virus à couronne en particulier.

L'ayant dit, il me restait à le prouver. Ce que je fais dans ce qui suit.

Le matériel

Pour transformer un mouchoir en tissu en un masque de ville tout à fait honorable, il faut :
* un mouchoir propre (de préférence non troué, sinon le filtrage des microbes marchera beaucoup moins bien, évidemment)
* une paire de chaussures de sport à lacets (de préférence pas celle qu'on utilise pour la séance quotidienne réglementaire de jogging, parce que sans les lacets, c'est quand même moins pratique pour courir)
* une paire de ciseaux, du fil et une aiguille.





La fabrication

1. Couper le mouchoir dans le sens de la longueur (ou de la largeur : en principe, le mouchoir étant carré, le sens de la découpe est indifférent) en deux rectangles égaux.










2. Choisir l'un des deux demi-mouchoirs (si on a correctement procédé, les deux sont  identiques à très peu près). Replier une petite bande du tissu sur l'un des côtés longs du demi-mouchoir sélectionné, de façon à faire un ourlet. Coudre cet ourlet (pas besoin d'être un pro de la couture, on peut faire un peu n'importe quoi pourvu qu'à la fin on puisse faire passer un lacet dans l'ourlet).

3. Faire de même sur le côté opposé du demi-mouchoir.

4. Enlever les lacets des chaussures (si on laisse le lacet sur la chaussure, l'ourlet risque de ne pas être assez large pour laisser passer la seconde). Faire passer chacun des lacets dans chacun des ourlets (je ne décris pas la méthode pour faire passer un lacet dans un ourlet : c'est beaucoup plus facile que faire passer un chameau par le chas d'une aiguille).

En principe, il doit vous rester un demi-mouchoir. S'il reste quelque chose d'autre, ou s'il ne reste rien du tout, c'est qu'il y a eu une erreur. Dans ce cas, il faut recommencer au début.

Voilà, le masque est terminé. Il suffit de mettre le mouchoir - pardon, le masque - sur son nez et sa bouche (ou ceux de quelqu'un d'autre), et de nouer les lacets par derrière - pas trop serré quand même. Et de renouveler l'opération avec l'autre moitié du mouchoir (et éventuellement une autre paire de lacets, mais les lacets étant amovibles, on peut économiser une paire de lacets), pour avoir un masque de rechange.

Et vogue la galère !

vendredi 17 avril 2020

Chroniques de confinement, 8


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Voir - Savoir - Avoir - Pouvoir 

Voir

Au commencement de l'humain, il y a le voir.

Je dis voir, pour la beauté de la formule. Il faut comprendre perce-voir, par tous nos sens : voir, entendre, sentir, goûter, toucher.

L'enfant qui naît perçoit le monde qui l'entoure. Au commencement il y a des formes, des espaces, des bruits, des matières, des odeurs, des mouvements, de la vie. L'homme d'abord voit, ou sent, la terre, le ciel, les animaux, les végétaux, le froid, le chaud, l'eau, le feu. La vie, la maladie, la mort. Et les autres hommes.

Très vite il ne se contente pas de voir : il veut savoir.

Savoir

Savoir d'abord pour combattre la peur - presque tout ce que l'homme voit est, d'une manière ou d'une autre, effrayant.

Mais ce n'est pas seulement l'effroi. L'homme devine qu'il y a, derrière l'apparence de ce qu'il voit, quelque chose qu'il ne voit pas, et il désire voir ce qu'il ne voit pas. Il désire voir ça, il désire savoir.

L'homme veut comprendre ce qu'il voit. Il devine que cette curiosité lui permettra de rendre le monde moins effrayant d'abord, de s'en protéger, et peut-être, qui sait, de le rendre plus beau, ou meilleur, pour lui-même.

Ainsi, ayant vu, et regardé ce qu'il voit, l'homme commence à savoir : que l'herbe est plus verte ici que là-bas, parce que l'eau coule ici et manque là-bas ; que l'ombre et le soleil se partagent le monde ; que telle espèce animale nourrit mieux son homme que telle autre ; qu'il est des abris qui protègent et d'autres qui emprisonnent ; que l'homme, comme l'eau et le feu, est bon et méchant à la fois.

L'homme comprend aussi que toutes les choses et les êtres qui l'entourent, et dont il a besoin pour vivre, n'existent qu'en quantité limitée.

Avoir

Alors l'homme dit : ceci est à moi.

Rousseau voit juste quant il écrit : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : "Ceci est à moi", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile". Mais il se trompe dans ce qui suit : "Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne".

Crimes, guerres, meurtres, misères, horreurs, ne sont pas venus parce qu'un jour un homme a dit : ceci est à moi. Ils sont venus parce que rien n'est donné à l'homme qui n'ait de limite.

Sachant cela, l'homme avisé dit : ceci est à moi.

Avoir, ce n'est rien d'autre que se partager le monde. Et essayer d'en garder la meilleure part.

Mais avoir n'est rien encore. Avoir est seulement la condition pour accéder au seul but qui vaille : pouvoir.

Pouvoir

Pouvoir, c'est pouvoir construire - et son revers, pouvoir détruire, Pouvoir donner, et pouvoir prendre. Pouvoir guérir, et pouvoir tuer. Pouvoir créer, beauté ou laideur. Pouvoir seul, et pouvoir ensemble.

Pouvoir, c'est pouvoir choisir l'agir ou le non-agir - sans le pouvoir d'agir, il n'y a pas de non-agir, il n'y a que résignation et impuissance. Pouvoir, c'est pouvoir accepter, et pouvoir refuser, le monde comme il est ou comme il va.

Pouvoir fait le malheur du monde - et son bonheur. La souffrance et le plaisir. Le Bien et le Mal.

Je peux, donc je suis humain. Maître du monde. Pour le pire, et pour le meilleur.

mercredi 15 avril 2020

Chroniques de confinement, 7


Préparez vos mouchoirs, re-re-suite ... et fin

(épisode précédent)

Après un détour par le fondement, revenons à nos mouchoirs de nez.

Je laisserai ouverte la question de savoir si, tout bien pesé, se moucher dans ses doigts est, ou n'est pas, plus, ou moins, hygiénique, et/ou élégant, et/ou écologique, que le faire comme nous l'ont appris nos parents et comme nous l'avons à notre tour appris à nos enfants : dans un mouchoir.

Reste l'affaire primordiale, l'interrogation originelle : mouchoir papier, ou mouchoir tissu ?

Les mots du mouchoir

En guise d'amuse-nez, promenons-nous parmi les mots des mouchoirs d'autres langues et d'autres cultures (microbiennes, évidemment). J'ai déjà évoqué les Romains, qui utilisaient sudarium, orarium, ou muccarium, selon leurs besoins de nettoyage (je parle ici seulement de celui du visage et de ses orifices, ayant déjà fait la visite d'autres orifices).

Le français, du soutenu à l'argotique, a eu lui aussi sa collection de mots pour désigner cet accessoire : coffin à roupies, mouche-nez, tire-jus, torchon à larmes, blavard, - sans oublier le mouchoir d'Adam, expression argotique qui désigne les doigts - ce qui montre au passage qu'au Paradis, si mouchage il y a (ce qui est évidemment douteux), on se mouche avec les doigts, à la mode à la mode ... de chez nous.

Les Anglais ont le handkerchief (parfois abrégé en hanky), qui signifie littéralement coiffe de main. Le kerchief, dont on devine qu'il s'agit d'une déformation du français couvre-chef, est l'équivalent d'un fichu, d'un foulard, ou d'un bandana. Mais l'anglais utilise aussi le tissue, qui désigne, contrairement à ce qu'on pourrait croire, le mouchoir ... en papier.

Les Japonais ont emprunté à l'anglais handkerchief le mot hankachi (ハンカチ). Le hankachi, s'il est en tissu, ne doit servir qu'à s'éponger le visage, et surtout pas à se moucher - c'est la raison pour laquelle les Japonais reniflent beaucoup.

En italien, c'est le fazzoletto (ou son diminutif fazzolettino), qui a remplacé l'ancien moccichino, strict équivalent du français mouchoir. Fazzoletto peut désigner en fait toutes sortes de petites pièces de tissu, foulard, pochette, bandana ... Si l'on veut être précis, le mouchoir, c'est le fazzoletto da naso, la pochette, le fazzoletto da taschino, le mouchoir en tissu, le fazzoletto di stoffa, le mouchoir en papier, le fazzoletto di carta ... Fazzoletto est un diminutif de fazzolo, ou fazzuolo, tissu servant à éponger le visage (de fazza, version dialectale de faccia, du latin facies).

En espagnol, c'est le pañuelo ou pañuelito (dérivé de paño, du latin pannus, pièce d'étoffe) ou, s'il est en papier, un pañuelo de papel (comme la casa de la même matière), L'espagnol a aussi tejido, tissu, ou encore servilleta (pas besoin de traduire). Les Portugais utilisent le mot lenço, qui signifie mouchoir ou foulard.

Les Allemands disent Taschentuch, le tissu de poche, ou Tuch tout court. Et, fidèles à leur remarquable lego linguistique, ils diront Papiertaschentuch pour un mouchoir en papier.

En roumain, mouchoir se dit batistà - du nom, je suppose, du tissu dont il était fait.

C'est amusant de constater que seul le français, semble-t-il, a conservé pour cet objet une dénomination qui se réfère expressément à sa fonction première, à savoir l'extraction de la morve du nez, alors que les autres langues européennes ont opté pour une prudente neutralité à ce sujet, préférant se concentrer sur sa matière - le tissu - et sur son lieu ordinaire de confinement - la poche.

Et le papier dans tout ça ? 

Chroniques de confinement, 6


Préparez vos mouchoirs (re-suite) : des "mouchoirs de derrière"

(Pour lire l'épisode précédent)

Avant d'arriver enfin à la conclusion (que j'espère prochaine) de cette trépidante chronique sur la meilleure façon de se moucher, je voudrais faire une petite digression (c'est la dernière, promis-juré, sauf imprévu) à propos d'autres excrétions humaines et des moyens de se débarrasser du reliquat des sus-dites : je veux parler du "mouchoir de derrière", du "moucadou dau darrie" comme on dit en provençal - celui que Céline, qui n'était pas toujours aussi délicat, appelle "torche-chose".

C'est certes une digression, mais c'est loin d'être hors sujet, et encore moins sans fondement (ha-ha) : la "ruée vers le PQ" a tout de même été l'un des événements marquants de la période pré-confinement. De plus, la question "papier ou tissu" vaut autant pour l'arrière que pour l'avant.

A ceux qui ne veulent pas s'emmerder à lire ce billet jusqu'au bout, ou qui n'en auraient pas envie parce que ça les ferait chier (peut-on se faire chier quand on n'a pas envie, voilà un bon sujet de chronique, non ?), je recommande vivement ce petit bijou (qu'il faut regarder et écouter jusqu'au bout).

Venons-en au fait.

Les historiens qui se sont penchés avec le sérieux nécessaire sur les vrais sujets de la vraie vie, genre historiens des Annales (ha-ha), nous disent que les Grecs anciens s’essuyaient le derrière soit avec leurs doigts, soit avec le vêtement qu'ils portaient, soit, dans le meilleur des cas, avec des cailloux (sans doute y avait-il en Grèce, déjà à l'époque, plus de cailloux que d'herbe).

Aristophane, expert en la matière (fécale, bien sûr), assure dans le Scholiaste que "trois pierres peuvent suffire pour se torcher le cul si elles sont raboteuses. Polies, il en faut quatre". On voit qu'il était soucieux d'économiser les cailloux, même s'ils étaient, en principe, réutilisables.

Les Romains, aux mœurs moins spartiates (forcément) que les Grecs, et qui préféraient garder les doigts propres vu qu'ils mangeaient avec, les Romains, donc, avaient, si l'on en croit Montaigne, inventé pour cet usage un ustensile fort astucieux : le tersorium (de tergere, nettoyer) ou xylospongium (du grec ξύλον, bois, et Σπόγγος, éponge), qui était tout simplement un bâton de bois avec une éponge à une extrémité.

Voici ce qu'en dit Montaigne : "Ils [les Romains] se torchoyent le cul avec une esponge ; voylà pourquoy spongia est un mot obscoene en latin ; et estoit cette esponge attachée au bout d’un baston".

L'usage du bâton comme torche-cul (usage à l'origine de l'expression bien connue de "bâton merdeux") n'était d'ailleurs pas l'apanage des Romains.