vendredi 4 février 2011

Traduttore, Traditore

L'autre jour, je suis tombé par hasard sur les traductions françaises successives de la première phrase de Moby-Dick, le roman de Melville.

J'ai été frappé par la diversité de ces traductions, malgré leur relative proximité temporelle (elles ont toutes été publiées entre 1941 et 2006). L'expression "the watery part of the world" devient ainsi "le monde de l'eau", "les étendues marines de ce monde", "l'étendue océanique du globe", "l'étendue liquide du globe", "le monde marin" ...

J'ai réalisé à quel point un traducteur est un interprète, comme l'est un chanteur d'une chanson dont il n'est pas l'auteur : avec sa sensibilité, sa compréhension du texte, ses références, son style, sa personnalité tout simplement ...

Ce dont j'ai aussi pris conscience, c'est de cet étonnante opération qui fait qu'en changeant de langue, on acquiert immédiatement une liberté presque infinie par rapport à l'oeuvre. Il semblerait en effet absurde, ou scandaleux, ou ridicule, de réécrire en français Madame Bovary ou A la recherche du temps perdu - et plus encore les Fables de La Fontaine : et pourtant, est-ce si différent de ce qu'on fait lorsqu'on traduit une oeuvre ? A défaut de pouvoir changer de langue, ce n'est qu'en changeant de mode d'expression qu'on peut retrouver cette même liberté : en passant par exemple du roman à la bande dessinée, au cinéma ou au théâtre. Et de cette liberté, comme de toute liberté, peut naître le meilleur comme le pire.

C'est sans doute une illusion de croire qu'une traduction peut être parfaitement "fidèle". Quels que soient ses efforts pour retrouver le souffle, la tonalité, le langage, de l'auteur, le traducteur reste un transformateur. Il ne peut s'abstraire ni de son temps ni de son être. Traduttore, traditore, dit l'expression : mais il n'y a pas de trahison, seulement une interprétation.

Un traducteur peut chercher à s'effacer devant le texte qu'il traduit, en essayant de restituer le plus fidèlement possible ce qu'il pense être la vérité de l'oeuvre originale. Il peut aussi se l'approprier, et y ajouter son propre génie ou sa propre sensibilité de lecteur ou d'auteur - la traduction peut même devenir une oeuvre en soi, comme les traductions d'Edgar Poe par Baudelaire. Mais si le traducteur est toujours un passeur, et parfois un écrivain, il est d'abord un lecteur, qui ne pourra jamais transmettre que sa propre lecture.

Il existe sans doute de mauvaises traductions : celles qui changent le sens du texte original, évidemment ; ou celles qui sont simplement mal écrites - celles dont on se dit à la lecture, sans même savoir de quoi il s'agit, que c'est une traduction. Mais au fond, même si "ça se voit", est-ce toujours rédhibitoire ? Si ça se voit, ça peut aussi vouloir dire, parfois, qu'on voit (le texte d'origine) à travers la traduction : alors pourquoi pas ?

Faut-il choisir entre des traductions qui se veulent fidèles au texte, quitte à être dérangeantes parce que le texte d'origine l'est, ou parce qu'une tentative de restituer un style ou une époque dans une traduction a forcément quelque chose d'artificiel, et d'autres où le traducteur a mis plus de lui-même, ou plus de son temps, quitte à prendre de la distance avec le texte d'origine - entre les plus littérales et les plus littéraires ? Pour écouter Cole Porter, faut-il choisir entre Billie Holiday et Melody Gardot ?

Pour le plaisir, comme aucune des traductions existantes ne me satisfaisait, plutôt que de choisir, j'ai fait la mienne.

• Phrase originale de Herman Melville (1851) :
«Call me Ishmael. Some years ago - never mind how long precisely - having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world.».
• Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono (1941) :
« Je m'appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années, sans préciser davantage, n'ayant plus d'argent ou presque et rien de particulier à faire à terre, l'envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l'eau. »
 • Armel Guerne (1954):
« Appelons-moi Ismahel. Il y a quelque temps - le nombre exact des années n'a aucune importance -, n'ayant que peu ou point d'argent en poche, et rien qui me retînt spécialement à terre, l'idée me vint et l'envie me prit de naviguer quelque peu et de m'en aller visitant les étendues marines de ce monde. »
 • Georges Saint-Marnier (1967) :
« Appelez-moi Ismaël. Il y a quelques années de cela - peu importe le nombre exact - ayant peu ou prou d'argent en poche, et rien ne me retenant à terre, je décidai de naviguer un peu pour voir l'étendue océanique du globe. »
 • Henriette Guex-Rolle (1970) :
« Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années - peu importe combien - le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l'étendue liquide du globe. »
• Philippe Jaworski (2006) :
« Appelez-moi Ismaël. Il y quelques années de cela - peu importe combien exactement - comme j'avais la bourse vide, ou presque, et que rien d'intéressant ne me retenait à terre, l'idée me vint de naviguer un peu et de revoir le monde marin. »
 • Enkidou (2011) :
« On m'appelle Ismaël. Il y a quelques années - peu importe quand exactement - comme je n'avais pratiquement plus d'argent en poche, et que rien de spécial ne m'intéressait à terre, j'ai eu envie de m'en aller naviguer un peu pour visiter les mers du monde. »

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