vendredi 13 mai 2011

Nouvelles considérations sur la fiscalité (suite)


Les considérations qui suivent m'ont été inspirées notamment par l'ouvrage de Landais, Piketty et Saez Pour une révolution fiscale (voir aussi le site éponyme), par les propositions des partis politiques français, et par les débats qui les ont entourés.

Ce billet est le deuxième de la série (voir ici le précédent).

Est-il judicieux de passer à un "prélèvement à la source" de l'impôt sur le revenu ?

Nos "révolutionnaires" Piketty et al. - ils ne sont pas les seuls, loin de là - préconisent le remplacement du bon vieux système déclaratif pour le calcul de l'impôt sur le revenu par un prélèvement à la source.

L'idée peut sembler séduisante : plutôt que chacun reçoive de l'argent de son employeur ou de son banquier, et en rende une partie au fisc, ne serait-il pas plus simple en effet que l'employeur ou le banquier fasse lui-même l'opération (comme il le fait déjà pour la CSG, ou pour le prélèvement forfaitaire joliment dénommé "libératoire" sur les revenus financiers) ?

L'idée, outre son inutilité, voire sa nocivité, est malheureusement totalement absurde, et il serait extraordinairement surprenant que cela se fasse un jour.

Le prélèvement à la source ne résout évidemment pas le problème de l'inéquité de l'impôt, puisqu'il ne s'agit que d'une modalité de versement, et pas d'un mode de calcul.

Il ne résout évidemment pas non plus le problème de sa complexité, lorsqu'il existe. Pour la très grande majorité des salariés, qui n'ont pas d'autres revenus que ceux de leur travail (et éventuellement ceux de leurs placements financiers), la déclaration pré-remplie rend les choses extraordinairement simple : il suffit de lire et de signer. Et il peut connaître immédiatement, s'il le souhaite, le montant de l'impôt qu'il doit. Dès lors qu'une personne dispose de sources de revenus plus "exotiques", la déclaration peut devenir plus compliquée : mais comment imaginer qu'un système de retenues à la source, dès lors qu'il ne s'agit pas d'une "flat tax" (c'est-à-dire à taux unique quel que soit le revenu), soit plus simple ? Il ne peut au contraire qu'accroître la complexité, puisqu'il faudrait alors combiner un système de retenue à la source avec un système déclaratif.

Il ne résout pas non plus le problème de la fraude : aujourd'hui, tous les revenus taxables qui pourraient faire l'objet d'un prélèvement à la source - et qui pour certains y sont déjà soumis - sont déjà transmis directement au fisc par les organismes concernés (employeurs, institutions financières, etc.). Les revenus qui peuvent aujourd'hui être dissimulés au fisc le seraient donc tout pareillement avec une retenue à la source.

Mais ses inconvénients les plus importants, et les plus évidents, sont liés à la progressivité de l'impôt. Un prélèvement à la source nécessiterait que l'organisme qui effectue le prélèvement (employeur, banquier, ...) connaisse le taux à appliquer. Or ce taux dépend de tout un tas de paramètres, dont le niveau global des revenus de l'individu ou du foyer fiscal concerné, sa situation familiale, etc. : les citoyens français sont-ils prêts à fournir à leurs employeurs et à leurs banquiers tous les détails de leur vie privée ?

Je ne suis pas sûr qu'il soit utile de poursuivre. Un prélèvement à la source ne peut fonctionner simplement que pour un impôt à taux unique. Dans tous les autres cas, il est tout simplement inapplicable, sauf à mettre en oeuvre des mécanismes extrêmement complexes, inutilement intrusifs, et nécessairement coûteux.

Tordons le cou à cette utopie paresseuse du prélèvement à la source de l'impôt sur le revenu, et préoccupons-nous plutôt de la seule vraie question, qui est celle du montant de l'impôt à payer par chacun.

Faut-il remplacer le barème "à tranches" pour l'impôt sur le revenu par un barème sur le revenu global ?

Le barème actuel de l'impôt sur le revenu en France est dit "à tranches" : à chaque tranche de revenu s'applique un taux d'impôt, ce taux étant nul pour la première tranche et augmentant à chaque passage à la tanche suivante. Ainsi, chacun peut calculer très facilement le montant d'impôt supplémentaire auquel sera soumis un revenu supplémentaire par rapport à sa situation de départ, et donc quel sera son gain net. C'est clair, simple, lisible, efficace.

Dans leur ouvrage, Piketty et al. proposent de remplacer ce système par un autre système consistant à définir un pourcentage global d'impôt en fonction du niveau de revenu, ce pourcentage global allant de 2% pour les plus bas revenus à 60% pour les plus élevés.

Il ne s'agit évidemment pas, en soi, d'un système révolutionnant la logique de l'impôt : par construction, un barème à tranches peut bien évidemment être traduit en un taux global d'imposition s'appliquant à chaque niveau de revenu. Et réciproquement. Par ailleurs, du fait de la progressivité du taux marginal, le taux global dans le système actuel est bel et bien progressif lui aussi.

Quel que soit le système, ce sont les chiffres qui comptent (si j'ose dire).

Ainsi, sur la base des chiffres proposés par Piketty et al., une personne seule dont le revenu passerait de 2 200 à 3 000 euros par mois verrait son impôt augmenter de 106 euros par mois, soit un taux marginal de 13%, proche des 14% du système actuel. Jusque là, rien de bien dramatique. Le passage de 9 000 à 10 000 euros entraînerait un impôt supplémentaire de 466 euros, soit près de 47% (41% avec le système actuel). Et le passage de 94 000 à 10 000 euros un prélèvement supplémentaire de 4 540 euros, soit un taux marginal de 76%.

Certes, des taux marginaux supérieurs à 50% ne s'appliqueraient qu'à des revenus très élevés, supérieurs à 10 000 ou 15 000 euros par mois pour une personne seule. Mais le paradoxe, inévitable, de ce système serait que le taux marginal d'imposition, après avoir atteint un niveau à mon avis excessif, diminuerait au-delà d'un certain seuil de revenu, ce qui est évidemment absurde.

On retrouve une illustration de cette absurdité dans la réforme de l'ISF engagée par le gouvernement Fillon (voir ici).

Le second défaut majeur du système proposé serait de le rendre bien moins lisible que l'actuel : des calculs savants seraient ainsi nécessaires pour savoir quel est le revenu net d'impôt correspondant à un revenu brut supplémentaire.

Oublions donc aussi cette idée inutile de la suppression du barème à tranches, qui n'a aucun avantage (sauf à considérer que l'illisibilité en est un), et d'énormes inconvénients ! Il conviendrait à mon sens, bien au contraire, de rétablir une meilleure progressivité des taux marginaux, en particulier en réduisant la hauteur des "sauts" de taux entre les tranches et en en augmentant le nombre.

Faut-il taxer la détention du capital ? Faut-il supprimer l'ISF ?

N'en déplaise à feu Maurice Allais, Prix Nobel d'économie, et économiste ultra-libéral par ailleurs, qui défendait l'idée qu'il faudrait ne taxer que la détention du capital, et aucunement les revenus (voir par exemple ici), je suis extrêmement réservé sur le principe même de la taxation du capital.

Par construction, l'impôt est un prélèvement sur la richesse produite par la collectivité. Il est donc naturel que son assiette soit un flux, c'est-à-dire une part de cette richesse produite au moment où elle est produite, et non un stock, c'est-à-dire une part de la richesse accumulée dans le passé.

Bien sûr, il est difficile de considérer a priori comme injuste un impôt comme l'ISF, dès lors qu'il touche les plus riches et donc ceux dont la capacité contributive est la plus élevée. Mais on voit très vite que, partant d'un principe juste (taxer davantage les plus riches), on arrive à une application qui l'est beaucoup moins : pourquoi donc certains types de patrimoine, par exemple les oeuvres d'art, ou les participations dans des PME, ou la résidence principale, devraient-elles en être exonérées ? Et pourquoi tous les gouvernements, y compris de gauche, ont-ils éprouvé le besoin de plafonner cet impôt en fonction des revenus des propriétaires concernés ?

Ces distorsions proviennent en réalité du fait que cet impôt est un impôt de compensation : faute d'avoir réussi à taxer les plus hauts revenus, ou d'avoir eu le courage de taxer les transferts de patrimoine (successions en particulier), à un niveau jugé suffisant, on a inventé un impôt assis sur le patrimoine détenu, avec l'idée, juste en général, mais parfois fausse, que les plus gros patrimoines correspondent aux revenus les plus élevés. Et quand ça ne marche pas, on corrige, en inventant des exceptions ... Car il en va des impôts de compensation comme du penalty de compensation sifflé par un arbitre sur un terrain de foot lorsqu'il a le sentiment d'avoir fait une erreur envers une des équipes : le remède est un pis-aller, toujours un peu boiteux, parfois efficace, mais parfois pire que le mal.

Cela dit, certains impôts sur le patrimoine peuvent être justifiés. Il n'est pas anormal, par exemple, que l'assiette des taxes d'habitation, ou des taxes foncières, soit la valeur des logements et non le revenu de leurs propriétaires (on peut noter cependant que, si les "revenus virtuels" du patrimoine immobilier étaient considérés comme des revenus taxables, cette justification tomberait au moins en partie).

Mais à l'exception de ces quelques cas particuliers, je pense qu'il faudrait supprimer l'ISF, ou tout au moins le réduire à un niveau suffisamment bas (entre 0.25 et 0,5%) pour qu'il n'ait besoin de faire l'objet d'aucune exonération (sauf éventuellement pour les plus petits patrimoines).

Par quoi remplacer l'ISF ?

Plusieurs instruments me semblent pouvoir compenser la suppression, ou une forte diminution, de l'ISF, avec des effets redistributifs globalement assez similaires a priori.

D'abord, un relèvement de l'impôt sur le revenu pour les revenus les plus élevés, avec la création d'une ou deux tranches supplémentaires (voir aussi ici). Il faut savoir que le taux marginal d'imposition des revenus les plus élevés est aujourd'hui plus bas en France (41%) qu'en Allemagne (45%) ou en Grande-Bretagne (50%).

Ensuite, l'application du barème progressif de l'impôt sur le revenu à tous les revenus sans exception, en y incluant l'ensemble des plus-values réalisées (soit par cession, soit par échange). Comme je l'indique plus haut, il me semble juste et souhaitable d'inclure dans ces plus-values taxables celles réalisées sur la résidence principale, malgré l'impopularité évidente d'une telle mesure (voir aussi ici).

Enfin, pour terminer avec les mesures impopulaires, un accroissement substantiel des droits de succession (voir aussi ici) : il ne me semblerait ni injuste ni anormal que le montant total des successions ou donations soit inclus dans le revenu taxable du bénéficiaire, et imposé à ce titre au barème progressif (moyennant des modalités adaptées). Car qu'est-ce qui peut justifier, en équité, que l'on doive payer des impôts sur la richesse acquise par son propre travail, et que l'on en soit dispensé sur celle héritée d'autrui, cet autrui fût-il ses parents, ou ses ancêtres ?

Faut-il taxer les revenus de remplacement et les prestations sociales ?

Les multiples anomalies entourant ce qu'il est convenu d'appeler l'"affaire Tapie", et en particulier la surprenante décision du gouvernement de recourir à un arbitrage privé alors que sont en jeu les deniers publics, reviennent ces jours-ci sur le devant de la scène. Parmi les motifs d'étonnement, ou d'indignation, que suscite cette affaire, on trouve notamment les dommages versés par l'Etat, donc par le contribuable, à Bernard Tapie en compensation de son prétendu "préjudice moral" (sic) : au scandale que constituent les 45 millions d'euros versés, s'ajoute le deuxième scandale que constitue l'exonération de ce montant de tout impôt et de toute charge sociale (voir ici, et puis ) !

Au-delà de cette affaire, je ne vois aucune raison pour exclure des revenus taxables les revenus de remplacement ou les prestations sociales, quels qu'ils soient (indemnités chômage, maladie ou accident du travail, allocations diverses), et au contraire toutes les raisons pour les y inclure en totalité.

Ne pas le faire conduit d'abord à des discriminations injustifiables : pourquoi, à revenu équivalent, celui qui tire son revenu de son travail serait-il taxé davantage que celui qui le tire, en tout ou en partie, d'une indemnisation, ou d'une prestation sociale ?

Dès lors que le barème de l'impôt sur le revenu serait correctement calé, et que le niveau des prestations et indemnités le serait également, les revenus les plus faibles seraient naturellement épargnés par l'application du barème, et les revenus les plus élevés fortement taxés sur ces revenus : la justice fiscale, et la justice tout court, y trouveraient leur compte.

(Suite et fin)

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