lundi 31 octobre 2011

Le mythe du "péril jaune" est-il de retour ?

Couverture du magazine Tout savoir, avril 1965

Les réactions, très majoritairement hostiles, de l'opinion française à l'idée que la Chine pourrait contribuer à sauver l'euro (et l'Europe) en prêtant au Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) en sont une nouvelle illustration : la Chine et les Chinois sont en train de devenir pour nombre de Français, encouragés dans cette voie par les discours de certains de nos politiques, le nouvel épouvantail de l'Europe.

On pourrait se croire revenu à la fin du XIXème siècle, quand une grande partie de l'opinion européenne (et américaine) s'alarmait du "péril jaune", redoutant que les peuples d'Asie ne s'apprêtent à envahir le monde et à détruire notre civilisation.

Voici ce qu'écrivait ironiquement, en 1897, le sociologue Jacques Nowicov dans son ouvrage Le Péril Jaune (qui contient par ailleurs des considérations extraordinairement pertinentes et actuelles sur la mondialisation et ses effets - voir à la fin de cet article) :
« Le péril jaune est signalé de toutes parts. Les Chinois sont quatre cents millions. Théoriquement, ils peuvent mettre trente millions d’hommes sur pied de guerre. Un beau matin, ils devraient envahir l’Europe, massacrer ses habitants et mettre fin à la civilisation occidentale. Cela paraissait un dogme inattaquable. Mais, on s’est aperçu dans ces derniers temps que les Chinois éprouvent une horreur insurmontable contre le service militaire. Depuis qu’ils se sont laissé battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte face. Le péril jaune n’est plus à craindre sous une forme militaire, du moins pour une période qui peut entrer dans nos préoccupations, le péril jaune vient surtout de l’ouvrier chinois qui se contente de cinq sous.»
Quelques années plus tard, au tout début du XXème siècle, l'opinion se passionne pour le conflit russo-japonais : les Japonais prennent le relais des Chinois comme fossoyeurs potentiels de la civilisation occidentale.

Le Parisien du 3 avril 1904 commente ainsi les événements :
«Le début de la guerre a [...] nettement précisé la mentalité des deux lutteurs : d’un côté, la bonne foi, la loyauté, le désir sincère d’éviter l’effusion de sang ; de l’autre la duplicité, le manque de foi, en même temps que la volonté déterminée de s’affirmer sur des champs de bataille comme une puissance belliqueuse, avide et conquérante. La Russie représente pour nous non seulement la race blanche en lutte avec la race jaune, mais l’âme même de la civilisation combattant l’esprit de barbarie.»
Dans son livre Péril jaune, peur blanche, publié chez Grasset en 1970, Jacques Decornoy, ancien journaliste au Monde, décrit le "péril jaune" comme une invention des « Blancs impérialistes et colonialistes», qui « s’inscrit dans la continuité du mythe des Barbares, avec lequel il partage l’expression occidentale d’une peur de la décadence ».

Il semble bien qu'on assiste aujourd'hui à une sorte de revival de ce phénomène. L'Europe est en crise, elle n'a plus confiance en elle-même, elle se sent - ou se sait - en perte de vitesse par rapport aux "pays émergents", et en premier lieu à la Chine. L'Europe a peur de l'avenir, et que cet avenir se fasse sans elle ou, pire, contre elle.

C'est sur le terreau de cette peur de l'avenir que se développent les discours populistes, de droite et de gauche. La rhétorique anti-chinoise qui fait florès ces jours-ci, y compris chez des hommes politiques de gauche (voir par exemple cet article publié sur le blog d'Arnaud Montebourg), me semble relever de cette tendance, qui frise parfois la xénophobie, ou à tout le moins l'encourage.

Je crois que la gauche se tromperait lourdement en croyant pouvoir tirer un avantage de ce type de discours - qui se rapproche d'ailleurs de celui de l'extrême droite. Flatter l'opinion sur des thématiques consistant à désigner les "ennemis du peuple" peut faire gagner quelques voix. Mais cela peut aussi conduire à des lendemains douloureux, voire à des cauchemars qui laisseront peu de place aux enchantements.

Post Scriptum

Je ne résiste pas au plaisir de citer ce passage, qu'il faut lire en entier, du livre de Jacques Nowicov Le péril Jaune, publié il y a un peu plus d'un siècle (en 1897), sur la mondialisation et ses effets. Si le texte a pris quelques rides sur le détail, sur l'essentiel l'analyse vaut aujourd'hui comme hier.

"Le globe entier est devenu un seul marché. Les prix des denrées tendent de plus en plus à s’égaliser dans tous les pays. La même tendance existe pour les salaires. Seulement, comme on ne transporte pas les hommes aussi facilement et à aussi bon compte que les marchandises, l’équilibre des salaires est encore loin d’être aussi avancé que celui des denrées. Mais nous nous y acheminons inévitablement par des chemins fort nombreux.

D’abord les améliorations techniques. Tous les jours, les bateaux à vapeur et les locomotives étant perfectionnés, les prix des voyages baissent. D’autre part l’instruction se répand ; les hommes commencent à mieux connaître le globe. Les pays lointains effraient moins. Les préjugés diminuent et rendent les départs plus faciles. Un grand nombre d’Hindous croient encore perdre leur caste, en se rendant par mer en Angleterre. Aussi ils évitent de faire ce voyage. Quand moins d’Hindous auront ces préjugés absurdes, ils se déplaceront plus facilement.

Les Chinois sont plongés aujourd’hui dans une profonde ignorance. Ils pullulent dans leur pays. Ils ne savent pas combien de terres incultes et désertes pourraient être fécondées par leur travail. Mais ils l’apprennent de plus en plus. Le temps n’est pas loin où l’émigration asiatique égalera et dépassera l’émigration européenne. Tout montre que la mobilité de l’homme ira en augmentant. Quand les entraves politiques seront supprimées, une différence de 20 à 30 pour 100 dans les taux des salaires produira des invasions de travailleurs, comme la même différence produit aujourd’hui une invasion de marchandises.

Nous marchons vers l’équilibre économique. C’est inéluctable, parce que conforme aux lois de la nature. La différence, existant aujourd’hui entre les salaires de l’Asie et ceux de l’Europe, ne sera pas éternelle. Un jour viendra où l’Asiatique aura le même salaire que l’Européen. Par conséquent l’écrasement de l’Européen par les bas salaires de l’Asiatique deviendra alors impossible.

Admettons cependant les données des pessimistes. Supposons que les salaires des Asiatiques seront toujours plus bas que ceux des Européens ; quel mal cela pourra-t-il faire à ces derniers ? Les bas salaires produisent, en définitive, le même résultat que les machines plus perfectionnées. Une broche fait 10,000 tours à la minute : elle donne un kilo de fil à l’heure, par hypothèse : on invente une nouvelle disposition, grâce à laquelle la broche fait 20,000 tours et 2 kilos à l’heure, personne n’y voit de mal. Au contraire, on comprend que la félicité humaine est en raison directe de la productivité de machines.

Or si un Chinois demande 5 fr. pour labourer un hectare, quand un Européen en demande 10, cela équivaut, au point de vue des phénomènes économiques, à la découverte d’une charrue à vapeur nouvelle, travaillant deux fois plus vite que l’ancienne.

Le perfectionnement de l’outillage étant considéré comme un bien, parce qu’il produit le bon marché, pourquoi le bas salaire des Chinois, amenant le même résultat, peut-il être considéré comme un mal ? Mais on dit que le Chinois évince l’ouvrier européen. La machine n’a-t-elle pas le même résultat ?

Or l’expérience des nations industrielles montre d’une façon irréfutable que leur prospérité est en raison directe du perfectionnement de l’outillage, donc le bon marché du salaire asiatique, ayant le même résultat, est aussi un bien et non un mal.

En dernière analyse, le bon marché du salaire asiatique a pour résultat une diminution du prix des produits. Or tous les hommes, dans la pratique journalière, affirment à l’unisson que le bon marché est un bien et la cherté un mal. Les doctrinaires et les pessimistes seuls ne sont pas de cet avis."
Sources : www.arnaudmontebourg2012.fr ; fr.wikipedia.org ; fr.wikisource.org

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