samedi 16 novembre 2013

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (1ère partie)



(Pour lire la 2ème partie) (Pour lire la 3ème partie)

Du temps de mon enfance, catholique et provinciale à défaut d'être universelle, on disait le Notre Père ainsi (on le chantait aussi parfois, dans l'église où j'allais, en latin, ce qui était assez joli à défaut d'être compris) :

Notre Père, qui êtes aux cieux,
Que votre nom soit sanctifié.
Que votre règne arrive.
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation.
Mais délivrez-nous du mal.
 
Je ne sais pas si cette version dite "classique", qui date du XIXème siècle, était parfaitement orthodoxe (au sens commun du terme), ce dont on se fichait complètement à vrai dire : mais elle était assez compréhensible. En 1965, dans leur zèle duo-vaticano-œcuménique, les catholiques décidèrent d'adopter une version commune, dite de ce fait "œcuménique", avec les orthodoxes (ce sont eux qui le disent, on n'est jamais si bien servi que par soi-même) et les protestants (qui, même s'ils ne protestent plus tellement, se considèrent certainement comme orthodoxes, eux aussi), toujours en vigueur jusqu'à il y a quelques jours :
 
Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne, Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation,
Mais délivre-nous du Mal.
 
Et voici que, après 48 ans de bons et loyaux services, soit (environ) 192 trimestres, ce bon vieux Notre Père est mis à la retraite d'office (ce qui signifie, en toute logique, qu'on va le retirer de l'office) : la phrase "Ne nous soumets pas à la tentation" est remplacée par "Ne nous laisse pas entrer en tentation". Le reste du texte est maintenu en l'état antérieur.
 
Bien que ne récitant plus le Notre Père depuis longtemps, et ayant cessé d'y croire depuis plus longtemps encore, je crois bien que je vais, voluptueusement, succomber à la tentation de dire tout le mal que je pense de cette nouvelle version - ainsi que, l'occasion faisant le larron, de la précédente. Et je le ferai avec d'autant moins de remords que je sais que ceux que j'aurai ainsi offensés me pardonneront aussi aisément que Dieu leur pardonnera leurs propres offenses.
 
De vous à toi

Le changement le plus visible introduit en 1965 a été le passage du vouvoiement au tutoiement. En latin, c'était simple : on n'avait pas le choix, on tutoyait tout le monde. Comme en grec ou en hébreu, d'ailleurs. Les traducteurs de la version "classique" avaient choisi le vouvoiement, considérant que le respect dû à Dieu le Père justifiait l'usage du "vous". Mais, en 1965, l'esprit du temps était au tutoiement. Mai 68 approchait. Depuis longtemps, on ne vouvoyait plus ses parents terrestres : pourquoi devait-on continuer à vouvoyer son Père céleste ? Dieu n'était pas un despote, c'était un pote : il fallait le tutoyer. Au diable le Dieu lointain, le Dieu solennel, le Dieu tout-puissant, le Dieu punissant les méchants : Dieu n'était plus que bonté et miséricorde. Dieu était à nos côtés, Dieu nous tenait par la main. Dieu était notre papa du ciel.

Il y a quand même un petit hic. A l'époque où l'on vouvoyait ses parents, on les appelait "Père" et "Mère". Tino Rossi, quand il avait décidé de tutoyer le Père Noël, l'avait du coup rebaptisé "Papa Noël". C'était bizarre, mais c'était cohérent. Mais pouvait-on décemment donner du "Papa" à Dieu le Père ? Non, ça n'était pas possible, décidément (sauf en créole, comme on va le voir un peu plus loin). Alors on a gardé le "Père", mais on a abandonné le "vous" pour le "tu". Un peu comme le "tutoiement civique" décrété par la Révolution Française. Les évêques catholiques auraient pu reprendre à leur compte la formule d'une pièce de théâtre de l'époque : "Toi est du cœur le cri brûlant / Et ce triste vous est de glace".

Curieusement d'ailleurs, les catholiques ont continué à vouvoyer la Vierge Marie. Enfin, pas si curieusement : c'est plus difficile, pour un homme, de tutoyer une femme ... et il n'y avait en effet guère de femmes dans le collège des évêques ...

D'arrive à vienne

Deuxième changement : "Que votre règne arrive" est devenu "Que ton règne vienne". Passons sur l'euphonie, ou plutôt sa cruelle absence : difficile de faire plus laid à entendre que "règne vienne". A moins que l'idée n'ait été d'en faire un vire langue (comme pénitence, mon fils, vous réciterez dix fois de suite à toute vitesse "règne vienne - règne vienne - règne vienne ...").

Mais plus sérieusement, pourquoi donc passer d'arriver à venir ? En latin, on disait advenire (adveniat regnum tuum) : trop simple, sans doute, de traduire par advenir. Advenir, en français, c'est se produire, comme un événement attendu dans son principe mais pas complètement prévisible dans sa forme ou ses modalités : n'est-ce pas précisément, pour les Chrétiens, ce dont il s'agit lorsqu'on parle du règne de Dieu ?

Arriver est un verbe plus commun qu'advenir, mais dont la signification est très voisine. Un événement qui arrive, c'est quelque chose qui se produit d'une façon soudaine, à la fois attendue, crainte ou espérée, et inattendue - une sorte de miracle. Le règne de Dieu qui arrive, c'était exactement ça : on l'attend, on y croit, mais on ne sait ni le jour ni l'heure. Et ça vous tombe dessus sans prévenir.

Mais qu'est ce qu'un règne qui vient ? Un homme qui vient (Regarde bien, petit / Sur la plaine là-bas / À hauteur des roseaux / Entre ciel et moulin /Y a un homme qui vient ...), c'est un homme qui marche, qui avance vers vous. On ne le reconnaît pas encore très bien peut-être, on ne distingue pas précisément son visage, parce qu'il est encore loin, mais on le voit qui s'avance. Le règne, lui, vous le voyez venir, vous ? Vous le voyez s'avancer, vous découvrez ses traits à mesure qu'il approche, le règne ? Vous avez une idée de ce à quoi il ressemble, le règne ? N'étant pas croyant, je ne suis pas le mieux placé pour le dire. Mais j'ai des doutes, même pour le plus croyant des croyants ...

De chaque jour à ce jour

Les raisons du remplacement du pain de chaque jour, traduction littérale du latin quotidianum (Panem nostrum quotidianum da nobis hodie), par le pain de ce jour, restent tout aussi mystérieuses.

Le pain quotidien, on comprend bien ce que c'est - et on comprend bien que c'est une image : c'est ce dont on a besoin pour subsister chaque jour que Dieu fait. Alors pourquoi passer du pain de chaque jour à celui de ce jour seulement ?

Je suppose que l'idée n'est pas de demander à Dieu de n'être nourri que de pain frais, de pain du jour. Pour ce qui me concerne, je serais prêt, si je n'avais rien d'autre à manger, à me nourrir de pain rassis. Je ne vois donc qu'une explication : la formule oblige celui qui en a besoin à la répéter tous les jours. Puisqu'on n'a le droit de réclamer que le pain du jour même. Ainsi, si on oublie un seul jour de réciter son Notre Père, c'est jeûne obligatoire pour la journée. Bien fait. Et bon pour la santé.

Nous pardonnons aussi

Quelques mots, pour commencer, sur l'étrangeté de cette "traduction" : la version latine, pas plus que la grecque, ne parle ni de pardon ni d'offenses, mais de dettes qu'on demande à Dieu de remettre (dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris : mot à mot, remets nos dettes - sous-entendu : à ton égard - comme nous remettons celles de nos débiteurs). Est-ce que, en prononçant cette phrase (sans doute en araméen), Jésus parlait vraiment de dettes au sens commun du terme ? Cela semble assez probable. De la dette qu'on remettait à ses frères tous les 49 ans, selon la tradition jubilaire hébraïque. Et de la dette que les hommes avaient contractée vis-à-vis de Dieu pour s'en être éloignés, dette qu'il faudrait bien un jour "racheter" pour les en libérer - ce que Jésus a essayé de faire pour le compte de l'humanité tout entière en se laissant crucifier.

Evidemment, une traduction littérale aurait posé de gros problèmes : Dieu, par la voix de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, demandait-il aux Chrétiens de remettre leurs dettes à leurs débiteurs ? Certes, si cette demande avait été suivie d'effet, ça aurait peut-être évité la crise des subprimes et tout ce qui s'en est ensuivi - mais ça aurait sûrement provoqué d'autres crises, peut-être pires. Quant à la dette vis-à-vis de Dieu, c'était encore une autre histoire, un peu compliquée pour moi et pour aujourd'hui.

C'est donc à raison, selon mon goût, que les traducteurs de la version "classique" du Notre Père ont choisi de s'éloigner du texte d'origine en parlant d'offense et de pardon, plutôt que de dettes et d'annulation de dettes. Je note juste qu'ils n'ont pas hésité, ici, à prendre, pour la bonne cause, quelques libertés avec le texte d'origine.

Mais revenons à l'ajout de aussi. Moins signifiant à première vue que d'autres changements, mais aussi étrange, et plutôt amusant, cet ajout du mot aussi par les traducteurs de 1965. "Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés", disait l'ancienne version : ça semblait clair. Pourquoi donc écrire "comme nous pardonnons aussi" ? A première vue, c'est la même chose, en plus lourdingue : pourquoi pas, tant qu'on y est, "comme nous pardonnons aussi pareillement de même à ceux qui nous ont offensés" ? J'imagine que nos traducteurs, taraudés peut-être par le remords pour la liberté qu'ils avaient osé prendre avec la demande précédente, ont voulu revenir à une formule plus proche du texte latin. Le latin disait "sicut et nos dimittimus debitoribus nostris" : c'est vrai que sicut et, ça sonne un peu comme "de même que pareillement" ou quelque chose d'approchant.

Cet ajout de aussi ne sert donc à rien, c'est une affaire entendue. Et pourtant, si l'on y regarde bien ... Ne pourrait-on y voir une insistance plus que discutable sur le parallélisme entre le pardon de Dieu aux hommes et le pardon de ces mêmes hommes à leurs semblables ? Cette formule est-elle bien catholique ? Ne serait-elle pas plutôt le fruit d'une inspiration diabolique ?

Car elle est suspecte à double titre. D'abord, par l'analogie, pour ne pas dire l'amalgame, entre le pardon de Dieu et celui des hommes. Certes, Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance. Mais il ne faut quand même pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, ni la formule au pied de la lettre : il me semble que le dit Bon Dieu s'est bien gardé de leur donner, à ses enfants, l'intégralité de sa panoplie - ce qu'Eve d'ailleurs n'a pas du tout apprécié. Et j'avais quant à moi l'impression que le pardon de Dieu, ou son absence, était, comment dire, d'une autre nature, d'une autre stature, et emportait des conséquences autrement plus lourdes, que le pardon, ou l'absence de pardon, entre humains ...

Mais la formule me semble comporter une difficulté bien plus grave encore - difficulté qui préexistait à l'adjonction du aussi, mais que ce aussi souligne et aggrave. Car qu'est ce qui est dit ici ? Que Dieu nous pardonne comme nous pardonnons. Et donc que Dieu ne nous pardonne que si nous pardonnons aussi. Comment peut-on imaginer un marchandage aussi pitoyable de la part de Dieu : si tu pardonnes, je te pardonne, et tu vas au paradis ; si tu ne pardonnes pas, je ne te pardonne pas, et tu vas en enfer ? Surtout que, si on essaie de voir les choses en face, pardonner pour des vétilles, c'est faisable, mais pardonner pour des choses graves, c'est probablement surhumain, même avec l'aide de Dieu ...

Du mal au Mal

Ce changement-là, c'est du sérieux. Même si, bien qu'étant resté vaguement catholique, et pratiquant occasionnel, pas mal d'années après le lancement de cette nouvelle version, cette révolution m'avait totalement échappé. Et pour cause : une majuscule, ça ne s'entend pas. Ce qui ne l'empêche pas de signifier.

Les rédacteurs de la version "classique", désireux de rendre le texte intelligible par le plus grand nombre, et fidèles, en l'occurrence, au texte latin, demandaient à Dieu de nous délivrer du mal : rien de moins, rien de plus. Rien de diabolique en tout cas : la question du diable, qui se cache toujours dans les détails, était laissée aux exégètes, aux théologiens, et aux exorcistes. C'était le bon sens même.

Mais le diable ne l'entendait pas de cette oreille : il voulait, lui, être vu, être reconnu, être redouté. Et pas comme un concept, un vulgaire nom commun : mais comme une personne, avec une volonté propre. Comme le Grand Adversaire de Dieu. Comme celui qui, selon saint Luc et saint Matthieu, a tenté Jésus dans le désert.

Et le diable fut entendu. On ne pouvait pas laisser dans le Notre Père cette plate référence au mal ordinaire, au mal qui réunit l'humanité en se contentant de la faire souffrir sans distinction de couleur de peau ni de religion : il fallait que le Diable, le vrai, l'unique, soit nommé.

Evidemment, il aurait fallu aller au bout de la logique, et remplacer le mal par le Malin (le Malin cauteleux et subtil, comme dit joliment Clément Marot dans sa version du Notre Père), le Mauvais, Satan, ou tout autre nom propre audible qu'on donne habituellement au grand chef des démons. Mais nos catholiques, jésuites jusqu'au bout des ongles, ont trouvé la solution pour ne fâcher personne : ne pas changer le mot, et lui mettre une majuscule. Le tour était joué : on ne change rien, et tout est changé. Les gens ordinaires ont continué à croire qu'on parlait du mal ordinaire, du mal de tous les jours, des chagrins, des douleurs, des catastrophes, de la souffrance et de la mort qui guettent et qui frappent aveuglément ; et à demander à Dieu, en toute simplicité et en toute espérance, qu'il les en délivre. Mais ceux qui savent, eux, savent bien qu'il n'en est rien : car c'est bien du Grand Combat entre Dieu et Satan qu'il s'agit.

Moyennant quoi les tenants de Satan considèrent qu'on les prend pour des imbéciles. Pour ma part, j'ai tendance à les prendre plutôt pour des illuminés, n'en déplaise à Gabriel Matzneff, qui écrit à ce propos :"Le mal, même affublé d'une majuscule, cela ne veut rien dire : c'est une notion abstraite, étrangère au réalisme biblique ; c'est un concept, une idée à la Hegel, c'est-à-dire du pipi de chat. Celui dont nous prions Dieu de nous délivrer, c'est le Malin, le Mauvais, celui que saint Paul appelle le dieu de ce siècle, Satan".

Et quitte à diaboliser, aux élucubrations de Matzneff je préfère quant à moi le texte du Notre Père créole haïtien (qui, lui, appelle Dieu le Père Papa) :

Papa nou ki nan syèl la,
Nou mande pou yo toujou respekte non ou.
Vin tabli gouvènman ou, pou yo fè volonte ou sou latè, tankou yo fè l' nan syèl la.
Manje nou bezwen an, ban nou l' jòdi a.
Padonnen tout sa nou fè ki mal, menm jan nou padonnen moun ki fè nou mal.
Pa kite nou nan pozisyon pou n' tonbe nan tantasyon,
men, delivre nou anba Satan.
 
(Traduction littérale approximative :
Notre papa qui es dans le ciel,
Nous demandons que ton nom soit toujours respecté.
Que s'établisse ton gouvernement, que ta volonté soit faite sur la terre, et au ciel pareillement.
Ce dont on a besoin pour manger, donne-le nous aujourd'hui.
Pardonne-nous tout ce que nous faisons de mal, de même que nous pardonnons à ceux qui nous font du mal.
Ne nous laisse pas tomber dans la tentation,
Mais délivre-nous de Satan.)

(2ème partie)
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