jeudi 19 décembre 2013

Hommage pré-posthume à Jean d'Ormesson




L'inconvénient des hommages posthumes, c'est que ceux qui en sont l'objet ne sont, en principe, plus tellement en état de les lire ou de les entendre, et donc de s'en réjouir. Les oraisons funèbres donnent généralement du plaisir à leurs auteurs ; elles en donnent parfois à leurs auditeurs ou à leurs lecteurs ; mais elles en donnent trop rarement à leurs destinataires : quitte à dire du bien de quelqu'un qu'on aime, il est donc préférable de le faire de son vivant.


Jean d'Ormesson est certes immortel, puisqu'académicien. Pourtant, un jour, il s'en ira: c'est en tout cas ce qu'il semble admettre dans le titre de son dernier livre, Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, titre emprunté, comme celui de son précédent ouvrage, C'est une chose étrange à la fin que le monde, au magnifique poème d'Aragon intitulé Que la vie en vaut la peine.

Quand je dis "son dernier livre", je veux dire, bien sûr, le plus récent : mais il n'est pas impossible que ce soit bel et bien le dernier. J'ai donc jugé bon de ne pas attendre son passage de l'immortalité d'ici-bas à l'immortalité de l'au-delà pour dire toute l'affection que je lui portais, et de lui rendre cet hommage pré-posthume.

Un jour, donc, peut-être prochain, Jean d'Ormesson s'en ira. Il aura dit beaucoup, de son monde, et de sa vie. Aura-t-il tout dit ? Sûrement pas, personne n'a jamais tout dit. Ce qui est sûr en revanche, c'est que, ce jour-là, le monde sera un peu plus triste. Et il se pourrait même que j'aie, moi aussi, un peu de chagrin.

Tout devrait pourtant me séparer du comte Jean Bruno Wladimir François de Paule Le Fèvre d'Ormesson, dit aussi Jean d'O : ses origines, son milieu social, ses fréquentations, ses choix politiques ... Comment expliquer la tendresse que je ressens pourtant, comme beaucoup sans doute, pour cet homme-là ? C'est une chose étrange, à la fin, que soi-même.

D'Ormesson est un vieux schnock, c'est entendu. Il en est fier, même. Mais comment pourrait-on lui en vouloir ? Il l'est avec élégance et avec finesse, il l'est avec humour, il l'est avec cette autodérision qui permet à ceux qui n'ont pas de génie, et qui le savent, de survivre malgré tout. "Ni rejet, ni colère, ni amertume - et aucune illusion", dit-il, presque sincère, dans son dernier livre.

Au fond, si d'Ormesson est de droite, c'est principalement par nostalgie de ce qui a été et qui n'est plus, de ce temps immobile qui était celui de son enfance, de ce temps où " les choses étaient ce qu'elles étaient et ce qu'elles devaient être", et où "il y avait une vérité et il y avait une justice", comme il l'écrit dans son dernier livre. C'était en tout cas ce qu'il croyait, et sans doute le croit-il encore un peu.

Ce qui rend d'Ormesson si difficile à ne pas aimer, c'est aussi cette fêlure qu'on sent chez lui, qui fonde et environne toute son œuvre. Cette fêlure, il la décrit ainsi : « Mon père est mort, persuadé que j'étais un voyou [...] ainsi qu'un bon à rien [...]. Ce chrétien de gauche, très janséniste, avait seulement connu mes débuts en littérature, pas très brillants, et qui lui déplaisaient de toute façon. J'ai ainsi passé mon temps à m'excuser auprès de mon père mort. J'ai passé ma vie à penser à lui. Parce qu'il est mort désespéré par moi. [...] On peut résumer mes livres en disant que j'y parle toujours de la fuite du temps et de mon père. »

Bien sûr, d'Ormesson cabotine. Il veut plaire : il le montre parfois, souvent, un peu trop. Bien sûr, s'il insiste tant sur ses insuffisances, c'est qu'il aimerait qu'on le contredise. Mais comment lui reprocher de désirer à ce point d'être aimé ?

Curieusement, son immense désir de séduire n'est jamais pesant. Rien d'ailleurs ne pèse chez lui, ni ce qu'il est ni ce qu'il dit ou écrit. Insoutenable et miraculeuse légèreté : il en souffre, mais c'est aussi pourquoi il charme autant.

J'aurai aimé son regard, si beau, si bleu, si profond, si pétillant et malicieux. J'aurai aimé sa voix, souriante, précieuse et moqueuse, surtout de lui-même. J'aurai aimé sa façon de raconter, même s'il ne parle que de lui J'aurai aimé son besoin d'amour, si visible et si attendrissant. J'aurai aimé son visage, fripé comme un papier de soie froissé, comme celui d'un vieux Chinois. J'aurai aimé son sourire, j'aurai aimé son élégance.

D'Ormesson aura été un homme de droite, c'est une affaire entendue. Il aura réussi à faire oublier que son père était un ami de Léon Blum, et qu'un de ses ancêtres maternels, le conventionnel Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, était un ami de Robespierre, et a fini comme "martyr de la Révolution".

Mais il aura été tout sauf dogmatique. Il a joué le rôle de François Mitterrand dans le film Les saveurs du palais. Surtout, il aura su pendre assez de liberté avec sa famille politique pour admirer, "plus que personne" dira-t-il à sa mort, Louis Aragon, qu'il n'a pas hésité à qualifier de "plus grand poète français".

Et puis, j'ai une dette personnelle envers Jean d'Ormesson. C'est lui qui, en prenant pour titre de son avant-dernier livre ce vers d'Aragon, C'est une chose étrange à la fin que le monde, m'a conduit à relire Aragon, et à lui emprunter le sous-titre de ce blog, J'arrive où je suis étranger (c'est le titre d'un autre poème d'Aragon, merveilleusement chanté par Jean Ferrat, autre grand admirateur, et incomparable passeur, de la poésie d'Aragon).

Merci Jean !

-oOo-

Extrait de Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit

« ... Le monde s'arrêtait là et il était très doux. Il me paraissait immobile, ou à peu près immobile. Les choses changeaient très peu. Très lentement, et très peu. Dans un passé lointain et très flou, il y avait des guerres et des révolutions. L'hiver, avec sa neige et ses étangs couverts de glace où il m'arrivait de patiner, succédait à l'automne, et le printemps à l'hiver. Dès que revenait l'été, j'allais rejoindre mon grand-père à Plessis-lez-Vaudreuil. Et plus rien ne bougeait. ...

Nous ne doutions de rien, et surtout pas de nous-mêmes. Nous ne voyions pas plus loin que notre vieux jardin qui était un parc immense dont les tours, les bosquets, les bancs à l'ombre des tilleuls, les allées entretenues avec soin, les plates-bandes de pensées et de bégonias, les murailles formidables ne prêtaient pas à rire. Dieu se chargeait de tout - et il nous avait à la bonne. Les choses étaient ce qu'elles étaient et ce qu'elles devaient être. Il y avait une vérité et il y avait une justice. Et, depuis des temps à peu près immémoriaux, elles nous avaient faits ce que nous étions. »

-oOo-

Et quelques autres citations

« La littérature, c'est une affaire entendue, est du chagrin dominé par la grammaire. » (Qu’ai-je donc fait)

« [...] le monde [...] n'est pas fait de souvenirs : il n'est fait que de promesses, de matins et d'enfants. » (Une autre histoire de la littérature française)

« La vie m’a toujours paru délicieuse – et le monde, plein de larmes. » (C'était bien)

« Je n'ai jamais cessé de nourrir des rêves qui me dépassent de beaucoup. » (Qu’ai-je donc fait)

« La vie est une passion inutile. Il faut traiter le monde avec une indifférence passionnée. La guerre, le cheval, la musique, l'amour servent à charmer la vie comme on charme un serpent, et à camoufler l'indifférence. » (Histoire du Juif errant)

« Le bonheur à San Miniato me venait du souvenir. Tout passe, tout change, tout s'efface. Qu'importe : ce qui a été ne peut cesser d'être. » (Le bonheur à San Miniato)

« Si le monde n'est fait que de matins, si tout le bonheur du monde est dans les matinées, c'est qu'il y a dans le commencement une promesse d'on ne sait quoi et peut-être de presque tout. » (Presque rien sur presque tout)

« J'ai beaucoup aimé les mots. Ils sont la forme, la couleur et la musique du monde. Ils m'ont tenu lieu de patrie, ils m'ont tenu lieu de religion. » (C'est une chose étrange à la fin que le monde)

« L'avenir me semblait inutile. L'adolescence se précipite dans les rêves du futur. Je ne me précipitais nulle part. J'étais là : c'était assez. [...] Tout m'amusait. Rien ne me retenait. Tout me plaisait. Rien ne m'attirait. Je ne voulais rien de définitif. Je voulais laisser l'avenir ouvert et ne jamais rien fermer. » (Qu’ai-je donc fait)

« La vie a toujours été et sera toujours une souffrance – et elle est un miracle : elle est une fête en larmes. » (C'était bien)

« Prenez garde à la tristesse. C'est un vice. » (Et toi mon cœur pourquoi bas-tu ?)

« J'aimais la vie. Et elle me semblait inutile jusqu'à l'absurdité. » (Qu’ai-je donc fait)

« J'ai beaucoup ri. J'ai ri du monde et des autres et de moi. Rien n'est très important. Tout est tragique. Tout ce que nous aimons mourra. Et je mourrai moi aussi. La vie est belle. » (C'était bien)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire