samedi 18 février 2017

Lettre ouverte à Emmanuel Macron sur l'ISF

A propos de l'ISF et de sa réforme éventuelle



Cher Emmanuel,

La réforme de l'ISF que tu proposes ne tient pas debout. Et tu le sais très bien.

Tu sais évidemment, et tu le dis à l'occasion, que l'ISF est un mauvais impôt à tous points de vue (et c'est la raison pour laquelle il est si peu présent dans les autres pays) : il taxe le stock et non le flux, il n'a aucune vertu économique, il incite à la délocalisation, il est ségrégatif (entre ceux qui le paient et ceux qui ne le paient pas), et il touche principalement les classes aisées supérieures (celles qui ont constitué un patrimoine grâce à leur travail) tout en épargnant (relativement) les plus riches (qui, le plus souvent, le sont de naissance) grâce aux niches dont il est généreusement pourvu.

J'ai cru comprendre que ton projet vis-à-vis de l'ISF consistait à en exonérer les valeurs mobilières et à laisser tout le reste inchangé.

Ce n'est vraiment pas une bonne idée, c'est même une grosse erreur : cette réforme consiste, en gros, à conserver tous les défauts de l'actuel ISF en lui en ajoutant de nouveaux. Pour dire les choses crûment, ta réforme consiste simplement à créer une nouvelle niche fiscale : je pourrais presque dire que sa condamnation est contenue dans cette formulation.

J'entends la philosophie qui justifierait la réforme : il faut taxer la "rente" et encourager la prise de risque.

Si on veut taxer la rente, ce n'est évidemment pas le stock qu'il faut taxer, c'est le flux. Il faut donc s'assurer, et c'est là-dessus qu'il faut travailler, que la taxation des flux lié à l'acquisition, la possession et la revente des capitaux (revenus, plus-values, successions) soit cohérente, équitable, explicable et acceptable - et notamment qu'elle ne favorise pas le patrimoine acquis gratuitement par rapport à celui acquis par le travail. Mais une taxation du stock qui s'ajoute à celle des flux, surtout assortie de multiples exonérations, rend l'ensemble du dispositif confus, parfois contradictoire, parfois confiscatoire, et donc économiquement inefficace et politiquement injustifiable.

En l'espèce, la réforme que tu proposes peut être vue soit comme un encouragement à la détention de valeurs mobilières, soit comme une pénalisation de l'investissement immobilier : quel que soit le point de vue, elle apparaît au mieux injustifiée, au pire néfaste. Si, à la marge, il y a effectivement un transfert de l'investissement immobilier vers les marchés financiers, est-ce que l'économie française en tirera un bénéfice quelconque ? J'en doute, je crains même l'inverse. D'une façon générale, l'idée de vouloir encourager fiscalement tel ou tel comportement jugé vertueux sur le plan macro-économique, même si elle part d'un bon sentiment (ce qui est rarement le cas, mais c'est une autre histoire), est a priori une mauvaise idée.

Les enquêtes de la Cour des Comptes le montrent presque à chaque fois : les niches fiscales ont pour principaux résultats, voire pour seuls résultats, de créer des effets d'aubaine, des rentes injustifiées, et des bulles de valeur instables et dangereuses. Sans compter la quasi-impossibilité de les supprimer, une fois démontrés leur inutilité et leurs effets pervers.

Plus largement, tu sais certainement qu'il est parfois contre-productif, presque toujours inefficace à long terme, et toujours générateur de risques macro-économiques, de vouloir influencer les comportements des agents économiques par la fiscalité. La rémunération du risque, c'est l'économie qui doit la fournir, et surtout pas la fiscalité (sauf éventuellement de façon transitoire, mais le présumé transitoire a une fâcheuse tendance à se pérenniser, on comprend bien pourquoi) : cette dernière ne peut avoir pour effet, si elle n'est pas neutre de ce point de vue, que de fausser les choix des agents économiques (il y a quelques exceptions justifiées, comme la fiscalité du carbone ou plus généralement de l'énergie, mais on sait aussi qu'elles sont à manier avec d'infinies précautions).

Politiquement (si je peux me permettre, bien que ce ne soit pas ma spécialité), les "justifications" pour créer cette nouvelle niche apparaîtront très vite pour ce qu'elles sont : au mieux des erreurs de jugement, au pire des bobards. Car qui croira que la possession de valeurs mobilières quelles qu'elles soient, ou d'assurances-vie, est plus utile au développement économique que la possession, ou la construction, d'un logement ? De plus, comment pourras-tu expliquer que ta réforme vise à encourager la prise de risque économique au bénéfice de la collectivité, alors que tu prévois de maintenir l'exonération pour les œuvres d'art, exonération qui continuera à apparaître comme ce qu'elle est, un cadeau aux très riches sans la moindre contrepartie en termes de création de richesse autre que spéculative ?

Je comprends qu'il est politiquement difficile, vu le positionnement qui est le tien, d'abolir l'ISF, et que tu cherches une voie intermédiaire entre son maintien et sa suppression. La réforme que tu envisages me semble, de ce point de vue, cumuler tous les inconvénients : d'un côté, ceux qui paient aujourd'hui l'ISF ne seront évidemment pas satisfaits, et l'ISF restera, même assorti de nouvelles niches, un épouvantail pour les riches ; de l'autre côté, ta réforme est politiquement aussi difficile à "vendre", voire plus (comme toute demi-mesure), que la suppression pure et simple (on imagine facilement les polémiques).

Pour terminer, voici trois suggestions, au cas où tu maintiendrais malgré tout l'ISF.

La première serait, en cohérence avec les autres impôts progressifs, de créer un quotient familial pour l'ISF. Ce serait juste.

La deuxième serait de supprimer le double seuil (650 000 et 1 300 000 euros), qui est une aberration fiscale (taux marginal infini au passage du deuxième seuil).

La troisième - dont je sais d'avance que tu ne la retiendras pas, malheureusement - serait de réduire les taux et de supprimer intégralement toutes les exonérations, en particulier celle des œuvres d'art, afin d'en faire un "bon" impôt, c'est-à-dire un impôt avec une assiette maximale et un taux minimal.

Bien à toi,
Enkidou

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